L'Avocat Tournier
Nous ne pouvons
passer sous silence, dans cette étude, le nom d'un enfant
de SALIGNAC qui, si sa renommée n'a pas dépassé
les limites régionales, n'en a pas moins occupé une
place des plus importantes dans le barreau et la vie politique du
SARLADAIS :
Charles Tournier
(1826-1898)
Pierre-Charles
TOURNIER naquit à SALIGNAC, le 5 novembre 1826. Il était
fils de Guillaume TOURNIER, de TERREBLANQUE, premier suppléant
du juge de paix du canton et maire de SALIGNAC de 1835 à
1843 et de Fantille-Célie DELPY, originaire du village de
POUCH d'ARCHIGNAC, petit-fils de Pierre TOURNIER, docteur médecin
à SALIGNAC (1746-1833) et de dame SUQUET-MANDÉGOU,
de CANAREILLE.
Nous extrayons
cette étude biographique de l'Histoire de SARLAT, de M. ESCANDE
:
" Après avoir terminé ses études de
droit, il s'établit à SARLAT, comme avoué,
d'abord, puis comme avocat, à partir de 1860.
" Il honora jusqu'à sa mort le barreau sarladais par
son talent. Doué d'une intelligence supérieure. d'une
mémoire prompte et fidèle, d'une extraordinaire puissance
de réflexion et d'une éloquence simple, claire et
précise, il accrut la valeur de ses dons naturels par un
travail prodigieux : il se plaça vite au rang des meilleurs
avocats de la région et il aurait pu devenir célèbre,
si, moins modeste, il avait consenti à aller s'établir
dans un grand centre comme on le lui conseillait. Dépourvu
de toute ambition, il préféra rester à SARLAT
où il vécut entouré toujours d'une sorte d'admiration
respectueuse. "
*
* *
" La
réputation de TOURNIER se répandit au loin; son habileté
était légendaire dans son pays où on racontait
à son sujet beaucoup d'anecdotes ; l'une d'elles ne manque
pas de saveur : Un jour, dit-on, le sieur G
boucher à
SARLAT, qui passait pour être très rusé, se
présenta au Cabinet de TOURNIER sous le prétexte de
lui demander une consultation.
" - Monsieur, lui dit-il, si un chien venait à manger
un gigot dans ma boucherie, aurais-je le droit de m'en faire rembourser
le prix par le maître de l'animal ?
" - Mais oui, répondit TOURNIER; il faudrait vous faire
dédommager immédiatement par le propriétaire
du chien.
" - Eh bien! reprit le boucher, avec un sourire ironique à
peine réprimé, c'est de votre chien qu'il s'agit:
il vient de manger un gigot que j'avais suspendu à la porte
de ma boutique .
" - Ah ! très bien, dit TOURNIER, et combien valait
ce gigot ?
" - Cinq francs, répondit le boucher .
" - Tenez, voilà cinq francs, dit TOURNIER, sans s'émouvoir,
en mettant un écu dans la main du boucher.
" - Celui-ci se retira, avec force salutations et remerciements,
riant sous cape du succès de sa finesse: il arrivait au bas
de l'escalier et se disposait à sortir lorsque TOURNIER le
rappela.
" - Mon ami, lui dit-il, vous oubliez quelque chose.
" - Et quoi ? reprit l'autre, étonné.
" - Vous oubliez de payer ma consultation.
" - Ah ! combien vous dois-je ? dit le boucher tout interloqué.
" - Dix francs, mon ami, répondit TOURNIER.
" Le malheureux boucher, pris dans sort propre piège,
n'osant pas protester, donna à TOURNIER les dix francs demandés
et partit et baissant la tête.
" L'histoire courut bientôt de bouche en bouche dans
toute la ville ".
*
* *
" Tout
en lui, continue M. ESCANDE, dans l'article nécrologique
qu'il consacra à TOURNIER au lendemain de sa mort, indiquait
un homme supérieur ; son attitude, sa physionomie comme sa
parole. Sa tête portait bien empreint le sceau de l'intellectuel
; c'était une tête de savant, de penseur.
" Une bouche spirituelle, de petits yeux pleins de finesse
surmontés d'un front vaste vivement frappé aux tempes,
donnaient à sa physionomie un caractère d'une rare
distinction.
" Il me semble le voir encore, traversant nos rues, toujours
coiffé d'un chapeau haut de forme, marchant lentement, la
tête relevée dans une attitude réfléchie
Ou se rendant de sa maison au Palais, un gros "Dalloz"
sous le bras, entouré de plaideurs qu'il écoutait
sans rien dire en roulant une cigarette entre ses doigts.
" Il me semble le voir, au tribunal maintenant, son lorgnon
placé sur la pointe du nez en lisant un article du Code
ou, durant une suspension d'audience, causant familièrement
avec ses collègues dans une conversation pleine de gaieté
et semée de traits d'esprit.
" M. TOURNIER n'était pas affligé de la faconde
si commune chez les avocats : il écoutait beaucoup et parlait
peu
D'une grande simplicité, exempt de toute sorte
de pose, il avait la poignée de mains facile et mettait tout
de suite à l'aise ceux qui l'abordaient.
" C'était un véritable plaisir, même pour
les personnes étrangères aux choses judiciaires, que
d'entendre plaider M. TOURNIER. Il savait rendre intéressant
l'exposé des affaires les plus ingrates ; chacun suivait
et comprenait son raisonnement sans peine, tant il était
clair et méthodique. Tous les arguments favorables à
sa thèse étaient réunis et pesés : il
les exposait dans une forme d'une précision et d'une netteté
remarquables.
" Mais M. TOURNIER n'était pas seulement un avocat de
grande valeur, il était encore, il était surtout un
avocat consciencieux : ceux qui avaient placé leurs intérêts
entre ses mains pouvaient être sûrs qu'il mettrait à
les sauvegarder toutes les ressources de son talent et de son travail
: il ne traitait jamais une affaire qu'après l'avoir étudiée
à fond.
" Dédaigneux des moyens faciles de la rhétorique.
il ne portait point de passion dans ses plaidoyers
il ne cherchait
à faire partager ses convictions que par la seule puissance
de la logique, par la force de la raison toute pure.
" Il était un avocat "d'affaires" de premier
ordre, qui a eu dans sa longue carrière les plus beaux succès.
" M. TOURNIER était un de ces hommes... qui, par leur
supériorité reconnue de tous peuvent exercer, s'ils
le veulent, la plus grande influence sur notre population.
" Mais M. TOURNIER n'était pas ambitieux : ses fils
faisaient toute sa joie et son orgueil : il se consacra à
leur éducation et en fit des hommes dignes de lui. Il ne
s'occupa presque jamais de politique, malheureusement, car il aurait
pu rendre à notre pays les plus grands services et s'élever
aux plus hautes destinées ".
Il eut, en
effet, sept enfants, dont six fils qui embrassèrent presque
tous la carrière des armes et attinrent aux grades les plus
élevés de la hiérarchie.
Il mourut le 9 septembre 1898 au Château
des MILANDES de CASTELNAUD, près SAINT-CYPRIEN, à
72 ans. |